Marie-Anne Lorgé / Cette semaine, deux institutions font la manchette, à savoir: la Bibliothèque nationale (Bnl) qui accueille un travail (éditorial) photographique d’Accra Shepp, et la Villa Vauban (Musée d’art de la Ville de Luxembourg) qui s’attarde (sans une once d’exhaustivité) sur le pan non figuratif du patrimoine artistique luxembourgeois, partant du sculpteur Lucien Wercollier et des peintres Théo Kerg, Joseph Probst, Roger Bertemes pour se clore, sans réel lien, avec Luc Wolff, artiste conceptuel, disons structuraliste, qui a représenté le Luxembourg à la Biennale de Venise en 1997.
En tout cas, ce raccord contemporain est ce qui nous permet aussi d’évoquer brièvement les 10 ans de la galerie Ceysson, désormais installée à Koerich (Wandhaff), dans un espace industriel à dimension muséale – 1.200 m2 de surface d’exposition –, en adéquation avec une programmation grand format, faite d’ensembles tantôt monographiques – dixit le sculpteur Bernar Venet –, tantôt thématiques, à l’exemple de Sculptures, Matières, Textures consacré aux œuvres tridimensionnelles ou de Feed the Meter, cycle dévolu à la jeune scène (nord)américaine.
Actuellement – et jusqu’au 4 août (on y reviendra) –, l’expo anniversaire, qui convoque une trentaine d’artistes, tricote des dialogues entre figures pionnières (prioritairement) liées au mouvement Supports/Surfaces (avec notamment Claude Viallat, Louis Cane, Noël Dolla) et génération peu ou prou nouvelle ou dont les chemins divergent, internationale mais aussi luxembourgeoise, avec en l’occurrence Robert Brandy, Roland Quetsch et Dany Prum. D’ailleurs, au détour d’une salle, aux côtés du peintre néerlandais Pat Andrea, né en 1942, issu de la Nouvelle Subjectivité, qui met en scène des huis clos inquiétants où la figure du chien est omniprésente, voilà, selon Dany Prum, la vie réelle du chat qui, surgi hors cadre, court après une proie invisible…
Mais retour à la Bibliothèque nationale. Où point n’est question de peinture. Avec Accra Shepp, artiste visuel américain né en 1962 à New York (fils du célèbre saxophoniste de jazz Archie Shepp), au pedigree impressionnant, exposant dans le monde entier (son travail est représenté dans des collections telles que le Museum of Modern Art ou le Chicago Art Institute).
Diplômé de l’Université de Princeton, titulaire aussi d’une maîtrise en histoire de l’art, Accra Shepp, qui est préoccupé par notre relation à l’environnement (au sens large) – «comment cela résonne à travers toutes nos interactions» –, a l’œil aussi voyageur que pédagogue. Et c’est pourquoi on le retrouve à Luxembourg à l’invitation de l’International School of Luxembourg, là où, en 2014, dix jours durant, il a accompagné vingt étudiants dans l’espace public, leur enseignant le portrait subjectif, celui-là qui ne dissocie pas le quidam (homme ou femme de tout âge) de son contexte et qui requiert de recueillir son histoire particulière, des fragments de sa vie.
De retour à Brooklyn, lourd de ce matériel narratif et visuel, fort aussi de ce «processus d’impression d’images photographiques sur feuilles» qu’il a mis au point en 1992, Accra réalise cet objet – éminemment sculptural – qui s’expose aujourd’hui.
C’est ainsi, dans la cour intérieure de la Bnl, en plein air, qu’un livre géant patiente, installé au creux d’une souche d’arbre. Seul le vent peut en tourner les pages – il peut aussi le dévaster. Intitulé pour la cause The Windbook, le travail – près de 900 feuilles grand format d’un papier perméable aux intempéries – révèle ce que cache un visage, en même temps, il explore la fragilité des choses: l’instant est fugace, à peine saisi il disparaît, tout comme s’estompent les souvenirs, heureux ou inavouables, ceux-là qui nous construisent.
Au fil des pages, le processus est donc celui de l’apparition/ disparition: les portraits sur le vif se superposent à des images d’archives et vice versa, l’œuvre du temps – et autre circulation des flux – finissant par effacer les uns et les autres.
Accra Shepp bat en brèche cette question virant à l’obsession qu’est l’identité nationale: une question soluble dans le singulier (l’individu) et la diversité, avec une réponse aussi poétiquement instable que l’est le vent…
A la Villa Vauban, en cinq espaces pleins comme des œufs… d’œuvres surtout sur papier, pas de fil rouge, si ce n’est de puiser dans la collection afin de donner un coup de projecteur sur certains aspects de l’art non figuratif au Luxembourg, si ce n’est aussi de montrer de nouvelles acquisitions ou, plutôt, d’exposer les prêts (privés) et les dons (à commencer par deux inédites séries, blanche et noire, de collages de Roger Bertemes) sans lesquels cette expo n’aurait pas été concevable – dans la foulée, on notera que c’est «grâce à un prêt de longue durée de la BIL» qu’un espace est entièrement dédié au cycle Winterreise (Voyage d’hiver) de Joseph Probst, qui réalise ainsi, en 24 tableaux, «une transposition visuelle de la composition musicale éponyme de Franz Schubert».
Que ce soit clair, il ne s’agit bien que d’une sélection, qui se situe à la seconde moitié du XXe siècle – exception faite de deux œuvres de Théo Kerg datant de 1930 (rappelons du reste qu’une rétrospective Kerg a été commise par le MNHA en 2013-2014). L’exhaustivité n’est donc pas de mise, ce qui n’empêche pas l’expo de valoir le détour. Et cette expo qui s’intitule Art non-figuratif, elle nous parle de quoi? D’une approche particulière à l’abstraction, parfois marquée par des allers-retours figuratifs, l’évolution de chacun des cinq artistes sélectionnés étant tributaire du parcours individuel, du cursus (souvent suivi à l’étranger); n’en demeure pas moins que si l’influence de la Nouvelle Ecole de Paris est considérable, pour chaque artiste, une originalité est à distinguer, à l’exemple de Théo Kerg, héraut de ce «tactilisme» qui s’offre au toucher et «confère à la matière picturale une vitalité nouvelle».
Sinon, les artistes «ont tous en commun d’avoir pris la nature et l’environnement comme sources d’inspiration et bases de travail». L’expo commence avec Lucien Wercollier, fondateur des avant-gardistes «Iconomaques», sculpteur d’une harmonie aussi organique que polie, puis elle collige Theo Kerg (1909-1993) et Joseph Probst (1911-1997) pour détacher ensuite Roger Bertemes (1927-2006), qui «succède aux combats picturaux des années 50», qui féconde un lyrisme cosmique, réceptif à la poésie des textes qu’il illustre (25 livres d’artistes en témoignent).
Enfin, en rupture (ou confrontation?) avec les œuvres historiques, l’expo réserve une place de choix… à Luc Wolff (né en 1954), plutôt connu pour ses installations mais qui, ici, diluant la craie dans l’encre de Chine, ou vice versa, «joue avec le vide». Même ambiguë, c’est la belle surprise de l’aventure…